Nous sommes au début de la nouvelle, et le narrateur et un ami médecin sont au zoo à Paris, et croisent un couple, devant une cage dans laquelle se trouve une panthère. Ça n'a l'air de rien, mais c'est génial. C'est un peu long mais je vous le mets en entier quand même, parce que plus c'est long, plus c'est bon (oui bon la longueur en soi n'est rien, tout dépend ce qu'on en fait, je sais, mais là le Barbey il en fait quand même des choses pas mal du tout)...
Il faisait, ce jour-là, un de ces temps d'automne, gais et clairs, à arrêter les hirondelles qui vont partir. Midi sonnait à Notre-Dame, et son grave bourdon semblait verser, par-dessus la rivière verte et moirée aux piles des ponts, et jusque par-dessus nos têtes, tant l'air ébranlé était pur! de longs frémissements lumineux. Le feuillage roux des arbres du jardin s'était, par degrés, essuyé du brouillard bleu qui les noie en ces vaporeuses matinées d'octobre, et un joli soleil d'arrière-saison nous chauffait agréablement le dos, dans sa ouate d'or, au docteur et à moi, pendant que nous étions arrêtés, à regarder la fameuse panthère noire, qui est morte, l'hiver d'après, comme une jeune fille, de la poitrine. Il y avait çà et là, autour de nous, le public ordinaire du Jardin des Plantes, ce public spécial de gens du peuple, de soldats et de bonnes d'enfants, qui aiment à badauder devant la grille des cages et qui s'amusent beaucoup à jeter des coquilles de noix et des pelures de marrons aux bêtes engourdies ou dormant derrière leurs barreaux. La panthère devant laquelle nous étions, en rôdant, arrivés, était, si vous vous en souvenez, de cette espèce particulière à l'île de Java, le pays du monde où la nature est le plus intense et semble elle-même quelque grande tigresse, inapprivoisable à l'homme, qui le fascine et qui le mord dans toutes les productions de son sol terrible et splendide. A Java, les fleurs ont plus d'éclat et plus de parfum, les fruits plus de goût, les animaux plus de beauté et plus de force que dans aucun autre pays de la terre, et rien ne peut donner une idée de cette violence de vie à qui n'a pas reçu les poignantes et mortelles sensations d'une contrée tout à la fois enchantante et empoisonnante, tout ensemble Armide et Locuste! Etalée nonchalamment sur ses élégantes pattes allongées devant elle, la tête droite, ses yeux d'émeraude immobiles, la panthère était un magnifique échantillon des redoutables productions de son pays. Nulle tache fauve n'étoilait sa fourrure de velours noir, d'un noir si profond et si mat que la lumière, en y glissant, ne la lustrait même pas, mais s'y absorbait, comme l'eau s'absorbe dans l'éponge qui la boit... Quand on se retournait de cette forme idéale de beauté souple, de force terrible au repos, de dédain impassible et royal, vers les créatures humaines qui la regardaient timidement, qui la contemplaient, yeux ronds et bouche béante, ce n'était pas l'humanité qui avait le beau rôle, c'était la bête. Et elle était si supérieure, que c'en était presque humiliant! J'en faisais la réflexion tout bas au docteur, quand deux personnes scindèrent tout à coup le groupe amoncelé devant la panthère et se plantèrent justement en face d'elle: “ Oui, - me répondit le docteur, - mais voyez maintenant! Voici l'équilibre rétabli entre les espèces! ” C'étaient un homme et une femme, tous deux de haute taille, et qui, dès le premier regard que je leur jetai, me firent l'effet d'appartenir aux rangs élevés du monde parisien. Ils n'étaient jeunes ni l'un ni l'autre, mais néanmoins parfaitement beaux. L'homme devait s'en aller vers quarante-sept ans et davantage, et la femme vers quarante et plus... Ils avaient donc, comme disent les marins revenus de la Terre de Feu, passé la ligne, la ligne fatale, plus formidable que celle de l'équateur, qu'une fois passée on ne repasse plus sur les mers de la vie! Mais ils paraissaient peu se soucier de cette circonstance. Ils n'avaient au front, ni nulle part, de mélancolie... L'homme, élancé et aussi patricien dans sa redingote noire strictement boutonnée, comme celle d'un officier de cavalerie, que s'il avait porté un de ces costumes que le Titien donne à ses portraits, ressemblait par sa tournure busquée, son air efféminé et hautain, ses moustaches aiguës comme celles d'un chat et qui à la pointe commençaient à blanchir, à un mignon du temps de Henri III; et pour que la ressemblance fût plus complète, il portait des cheveux courts, qui n'empêchaient nullement de voir briller à ses oreilles deux saphirs d'un bleu sombre, qui me rappelèrent les deux émeraudes que Sbogar portait à la même place...
Excepté ce détail ridicule (comme aurait dit le monde) et qui montrait assez de dédain pour les goûts et les idées du jour, tout était simple et dandy comme l'entendait Brummell, c'est-à-dire irrémarquable, dans la tenue de cet homme qui n'attirait l'attention que par lui-même, et qui l'aurait confisquée tout entière, s'il n'avait pas eu au bras la femme, qu'en ce moment, il y avait... Cette femme, en effet, prenait encore plus le regard que l'homme qui l'accompagnait, et elle le captivait plus longtemps. Elle était grande comme lui. Sa tête atteignait presque à la sienne.
Et, comme elle était aussi tout en noir, elle faisait penser à la grande Isis noire du Musée Égyptien, par l'ampleur de ses formes, la fierté mystérieuse et la force. Chose étrange! dans le rapprochement de ce beau couple, c'était la femme qui avait les muscles, et l'homme qui avait les nerfs... Je ne la voyais alors que de profil; mais, le profil, c'est l'écueil de la beauté ou son attestation la plus éclatante. Jamais, je crois, je n'en avais vu de plus pur et de plus altier. Quant à ses yeux, je n'en pouvais juger, fixés qu'ils étaient sur la panthère, laquelle, sans doute, en recevait une impression magnétique et désagréable, car, immobile déjà, elle sembla s'enfoncer de plus en plus dans cette immobilité rigide, à mesure que la femme, venue pour la voir, la regardait; et - comme les chats à la lumière qui les éblouit - sans que sa tête bougeât d'une ligne, sans que la fine extrémité de sa moustache, seulement, frémît, la panthère, après avoir clignoté quelque temps, et comme n'en pouvant pas supporter davantage, rentra lentement, sous les coulisses tirées de ses paupières, les deux étoiles vertes de ses regards. Elle se claquemurait.
- Eh! eh! panthère contre panthère! - fit le docteur à mon oreille; - mais le satin est plus fort que le velours.
Le satin, c'était la femme, qui avait une robe de cette étoffe miroitante - une robe à longue traîne. Et il avait vu juste, le docteur! Noire, souple, d'articulation aussi puissante, aussi royale d'attitude, - dans son espèce, d'une beauté égale, et d'un charme encore plus inquiétant, - la femme, l'inconnue, était comme une panthère humaine, dressée devant la panthère animale qu'elle éclipsait; et la bête venait de le sentir, sans doute, quand elle avait fermé les yeux. Mais la femme - si c'en était un - ne se contenta pas de ce triomphe. Elle manqua de générosité. Elle voulut que sa rivale la vît qui l'humiliait, et rouvrît les yeux pour la voir. Aussi, défaisant sans mot dire les douze boutons du gant violet qui moulait son magnifique avant-bras, elle ôta ce gant, et, passant audacieusement sa main entre les barreaux de la cage, elle lui fouetta le museau court de la panthère, qui ne fit qu'un mouvement... mais quel mouvement!... et d'un coup de dents, rapide comme l'éclair!... Un cri partit du groupe où nous étions. Nous avions cru le poignet emporté: Ce n'était que le gant. La panthère l'avait englouti. La formidable bête outragée avait rouvert des yeux affreusement dilatés, et ses naseaux froncés vibraient encore...
- Folle! - dit l'homme, en saisissant ce beau poignet, qui venait d'échapper à la plus coupante des morsures.
Vous savez comme parfois on dit: “ Folle!... ” Il le dit ainsi; et il le baisa, ce poignet, avec emportement.
Et, comme il était de notre côté, elle se retourna de trois quarts pour le regarder baisant son poignet nu, et je vis ses yeux, à elle... ces yeux qui fascinaient des tigres, et qui étaient à présent fascinés par un homme; ses yeux, deux larges diamants noirs, taillés pour toutes les fiertés de la vie, et qui n'exprimaient plus en le regardant que toutes les adorations de l'amour!
Voilà j'espère que ça vous a plu, et à une prochaine pour d'autres aventures, promis je parlerai plus la prochaine fois.
9 commentaires:
Moi je compatis avec cette pauvre panthère, maltraitée et humiliée. Je ne comprends pas que tu l'aimes, cette nouvelle (ou cet extrait). Il finit trop bien pour la dame, à mon goût. De toute façon, elle peut pas rivaliser avec une panthère. Mais j'ai pas dû comprendre toute la finesse du texte! Trop descriptif pour moi en fait... il faut être plus concis (enfin, avis très personnel)
Coucou,
Hé mais je ne veux pas qu'il arrive de mal aux gens, moi ! Heu sinon l'intérêt du texte étant effectivement les descriptions, si tu le trouves trop descriptif c'est sûr que c'est mal parti pour apprécier. Et puis être concis, être concis... Si Barbey D'Aurevilly était concis, ça risquerait de se voir qu'il ne raconte pas grand chose, et il avait quand même des livres entiers à écrire, alors évidemment il faut blablater un peu, mais il le fait assez joliment.
N'étant pas trop fan d'habitude des longues descriptions, là pour le coup je peux dire que la lecture de ce texte fut forte agréable. Bon en même temps, c'est peut-être parce que ce texte n'est finalement pas très long. Sinon c'est assez rigolo (enfin tout est relatif), j'avais jamais entendu parler de cet auteur, et là dans la même journée, je vois son nom cité deux fois, c'est étrange... Faudrait que j'enquête sur les raisons de cette coïncidence...
Coucou,
C'était où l'autre fois ? Moi j'en ai entendu parler sur France Inter (et hop je me la re-pète) c'est ça qui m'a donné envie d'écrire le message... Mais toi là je suis sûr que c'était dans en lieu inavouable que tu fréquentes le vendredi soir...
C'était dans ma chambre, dans un magasine que je viens de m'acheter où il parlait du nouveau film de Catherine Breillat adapté d'un de ses livres.
Sinon cette note a été pour moi l'occasion de découvrir ta passion pour les panthères volants, passion étrange et originale, cela dit en passant.
J'en ai également entendu parler récemment. Je crois que c'était sur Europe 1. (et c'est pas mal non plus) (et de toute façon je connaissais d'avant! classe de seconde, peut-être? alors pas besoin de France Inter!) (na)
[qweqwec, faudra que tu me donnes les résultats de ton enquête, ça me perturbe cette proportion anormale de gens entendant parler à quelques jours d'intervalle de B. d'A. (flemme de rechercher l'orthographe exacte ;-) )]
bon bah euh tu m'as pris de court, ça devait être pour cette raison...
je te remercie pour ta réponse ultra rapide! (qui viole même la causalité, mais bon...)
Coucou,
En fait sur France Inter ils en parlaient aussi à cause du film ce Catherine Breillat (ça s'écrit comme ça ?) donc tout se tient...
Coucou,
Je m'excuse de pas avoir mis de commentaire plus tôt, mais tu postes beaucoup et j'ai du mal à suivre parfois... Mais je ne m'en plains pas, hein ! Bien au contraire.
J'ai beaucoup aimé le passage que tu nous as mis là (je me demande si c'est très légal, d'ailleurs, mais bon). C'est même tellement classe que je m'étonne que la suite du bouquin ne soit pas passionante (c'est en substance ce que tu nous dit, je crois).
Et j'aimerais m'insurger, parce que je crois faire partie des gens qui te "connaissent" et je ne savais rien sur ta passion pour les panthères volantes.
Triste, que je suis.
Coucou,
C'est tout à fait légal, le texte est vieux et il n'y a plus de droits d'auteurs, et la nouvelle est disponible en entier sur le site du Ministère des affaires étrangères (me demandez pas pourquoi). Mais je vois que ça ne sert à rien de mettre des liens bien placés, les gens ne cliquent pas dessus !
Les panthères volantes, tu ne pouvais pas vraiment savoir... Les panthères peut-être, je ne sais pas si on en a parlé. Volantes, c'est plus une blague privée (hahaha) avec des amis Strasbourgeois.
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